Si mon corps mit plusieurs jours à récupérer de cette soirée qui m’avait imposé une trop longue station debout, mon esprit, lui, s’enivrait d’une joie que je n’aurais pas cru possible.
Mon Bienfaiteur m’apportait dans mon lit les journaux et les magazines où l’on avait imprimé ma photographie. Sans conteste, mon inauguration m’avait transformé en star. Adam bis occupait la une des quotidiens et la couverture des hebdomadaires.
Etre célèbre me parut normal. Mieux, une réparation qui m’était due. N’ayant jamais eu d’autre lecture que celle de la presse, je pensais que les journalistes ne parlaient que de ce qui est important ; or, quoique important à mes propres yeux, j’avais été scandaleusement ignoré d’eux ; me retrouver à chaque page m’apparut comme la fin d’une injustice. Mon existence était attestée. Mieux : célébrée.
Mon plaisir s’accroissait de petites mesquineries : je mesurais la place accordée à mes frères, ridicule à côté de la mienne ; je vérifiais la qualité des plumes qui me commentaient. Parfois, la colère me prenait : on m’avait relégué de « l’actualité » aux pages « Société » ou pire aux pages « Culture » en fin de publication. Zeus-Peter Lama avait du mal à me calmer.
Chaque jour il organisait de nouvelles séances avec les meilleurs photographes de l’île.
– Voici venue la deuxième étape de ta gloire, mon cher Adam bis. On t’a d’abord photographié parce que tu étais différent. On te photographie maintenant parce que tu es célèbre. La notoriété est un animal qui se nourrit de lui-même.
Je me prêtais avec plaisir à toutes les poses. Cependant je refusais toujours de me déshabiller.
Le soir, Zeus-Peter Lama et moi nous disputions à ce sujet.
– Tu dois m’obéir et poser nu.
– Non.
– Tu ne vas pas garder éternellement ce short ridicule !
– Mickey n’a jamais ôté sa culotte, que je sache.
– Ne compare pas mon œuvre avec cette insignifiante souris, s’il te plaît.
– Je ne poserai pas nu.
– Tes frères n’ont pas hésité, eux. Et devant des photographes moins prestigieux que ceux que je te propose.
– Je n’ai pas envie de finir placardé dans le vestiaire d’une caissière de supermarché.
– Je te l’ordonne. Tu n’as même pas à discuter.
– Ma nudité m’appartient.
– Plus rien ne t’appartient. Tu as signé un papier, oublies-tu ?
– Pas pour ça. C’est encore à moi.
– Pas moins que le reste. Tu sais très bien que j’ai tout retravaillé.
– Donnez-moi du temps.
– Après tout, tu as raison. Attendons encore un peu. Les photos vaudront plus cher.
Chaque jour je maîtrisais un peu mieux mes déplacements. Le délire surréaliste et inspiré de mon Bienfaiteur un certain soir de lune rousse avait été conçu à des fins esthétiques plus que pratiques. C’est d’ailleurs ce qui m’échappa devant Zeus, dans une formulation injurieuse, un matin où j’avais du mal à uriner.
– Mon cher Adam bis, répondit-il avec froideur, si vous vouliez du pratique, il ne fallait pas vous faire concevoir par un génie.
– Tout de même.
– Si vous vouliez du pratique, il fallait rester comme vous étiez. La Nature, en voilà une qui s’est spécialisée dans le pratique ! Pratique et pas coûteux. Très bon rapport qualité-prix. L’ingénieur du pauvre. Voulez-vous redevenir comme avant ?
N’ayant rien à répliquer, je décidai de m’habituer à ce nouveau corps sans me plaindre.
Bientôt j’eus assez progressé pour prendre mes repas avec le reste de la maisonnée. Je trônais en bout de table, en face de Zeus-Peter Lama qui, à quinze mètres, me couvait avec le regard que l’on a pour le fils préféré.
Zeus m’avait imposé de ne jamais prononcer un mot en public, ce qui me frustrait un peu mais ne semblait pas gêner les trente jeunes femmes qui bruitaient le déjeuner sans écouter personne ni s’intéresser à autre chose qu’à séduire Zeus. De l’entrée au café, les beautés me traitaient avec le respect que l’on a pour un majestueux bouquet de fleurs et je pouvais les contempler à loisir. La suite de la journée, lorsque Zeus s’enfermait dans son atelier, elles se laissaient aller, en me croisant, à murmurer des méchancetés moqueuses.
– Tiens, la créature a perdu son docteur Frankenstein ?
– Non, c’est Quasimodo qui cherche sa cloche.
– Sa cloche ? N’est-ce pas ce qu’il a sur la tête ?
– Une tête, où ça une tête ?
– Le truc où il y a deux yeux…
Même leurs insultes avaient quelque chose de doux. Exprimant le dépit, la jalousie des beautés témoignait de ma suprématie. L’envieux ne crache que sur celui qui le dépasse. Et puis, j’avais tant souffert d’invisibilité que tout ce qui accentuait le relief de mon existence, compliments ou sarcasmes, me donnait des jouissances d’amour-propre.
D’ailleurs, les attaques des beautés demeuraient verbales. Aucune n’aurait osé me pousser ou me faire un croche-pied. Toutes respectaient le travail de Zeus-Peter Lama.
– Eh bien, mon cher Adam bis, te sens-tu enfin prêt pour une véritable séance de photographie ?
– Vous voulez dire…
– Sans la culotte de Mickey. Prêt ?
– Non.
Le visage vite orageux de Zeus s’assombrit. Ses pupilles lançaient des éclats noirs.
Puis il sourit et ce fut un arc-en-ciel, toutes les pierres de ses dents se mirent à briller.
– Ce soir, j’ai des invités importants. J’enferme les beautés dans leurs chambres car elles empêchent toute conversation intelligente de se développer. Veux-tu être des nôtres ?
– Avec plaisir.
– Très bien. Tu ne prononces pas un mot, naturellement.
Si je ne parlai pas durant le dîner, je fus néanmoins le sujet sur lequel la conversation revint sans cesse. Les antiquaires, galeristes, commissaires-priseurs et marchands d’art que Zeus-Peter Lama avait invités multipliaient les interrogations.
– Une œuvre comme celle-là a-t-elle une chance de se retrouver un jour dans nos boutiques ?
– Pourquoi pas ? Si vous y mettez le prix.
– Je suis prêt à le mettre.
– Combien ?
– Dix millions.
Zeus-Peter Lama sourit comme s’il venait d’entendre une fine plaisanterie.
– Vous appelez cela être prêt ? Il faudra vous préparer davantage.
– Douze millions.
– Vous vous moquez, j’espère ?
– Quinze ? Vingt ?
– De toute façon, il est hors de question que je me sépare d’Adam bis pour l’instant.
– Comptez-vous en concevoir d’autres du même genre ?
Là, ce fut moi qui attendis la réponse avec angoisse. Je me tournai vers Zeus qui s’appliquait à sculpter de la mie de pain avec ses longs ongles en prenant plaisir à nous faire patienter. La jalousie me coupait le souffle.
– Pas pour l’instant.
J’expirai avec soulagement. Préoccupé par moi et rien que moi depuis ma nouvelle naissance, je ne me sentais pas disposé à avoir des frères et sœurs ni à partager l’affection de mon Bienfaiteur.
– Dites-moi, dit soudain un marchand suisse, lui avez-vous changé tous les organes et les membres ?
– Tous ceux qui sont visibles oui.
– Tous ?
– À l’exception des yeux.
– Donc, vous avez aussi modifié ce qu’un homme a entre les jambes ?
– Le sexe ? Oui, cela me paraissait nécessaire.
– Et que lui avez-vous fabriqué ?
– Un sonomégaphore.
Un long silence étonné se répandit autour de la table. Une femme finit par demander avec timidité :
– Un quoi ?
– Un sonomégaphore. La plus réussie des métamorphoses.
Mon Bienfaiteur reprit un verre de vin et glouglouta en faisant séjourner le nectar dans sa gorge. Parmi les convives, le silence se teignit d’incompréhension ; ils attendaient une explication. Zeus fit claquer sa langue.
– Ce que l’on peut imaginer de mieux.
Et personne ne sut s’il parlait du cru ou de mon sonomégaphore.
– Certes, c’est un prototype, un modèle unique. Mais si l’on déchiffre bien l’histoire du monde, on se rend compte que, depuis l’Antiquité, tous les grands conquérants, Alexandre, César, Attila, ont eu quelque chose qui s’approchait du sonomégaphore.
Un murmure d’admiration parcourut les invités qui s’entre-regardaient d’un air impressionné.
Zeus-Peter Lama ne semblait pas réaliser qu’il passionnait autant ses hôtes car il commença à travailler une autre miette sous son doigt. Cela seul paraissait lui importer quand il ajouta, presque par distraction :
– Celui d’Alexandre était d’ailleurs réputé.
Il monta la miette au niveau de son nez et lui sourit, comme s’il s’était agi d’une vieille connaissance qu’il retrouvait par hasard.
– Son sonomégaphore n’avait pourtant rien à voir avec celui de mon Adam bis.
Ses doigts claquèrent, rejetant la miette au loin. Tout le monde fut saisi par la violence de ce geste.
– Puisque j’ai rivalisé avec la Nature, disons que, sur Adam bis, j’ai enfin conçu le sonomégaphore idéal, celui dont l’humanité, femmes et hommes, rêvait depuis toujours. Voilà, c’est fait. Ça existe.
Les regards se tournèrent vers moi, ou plutôt vers la partie de moi que cachait mon pantalon. Moi-même j’y jetai un coup d’œil, étourdi de posséder ce trésor.
– Si nous passions sur la terrasse ? proposa Zeus-Peter Lama en se levant.
Mes souvenirs de la fin de soirée sont plus confus car il semblait que nous avions tous abusé des bons vins de Zeus. Les épouses profitèrent du changement de lieu pour venir me causer en se pressant un peu trop contre moi, les pupilles dilatées, pas du tout contrariées que je ne leur répondisse rien, me touchant les bras, les épaules, se tordant les chevilles en des faux pas qui me forçaient à les rattraper, collant leur bassin contre le mien, à croire que la boisson avait emporté l’éducation qu’il leur restait en arrivant. Lorsque les maris les rappelèrent, elles me quittèrent en riant, gênées, avec des mines de petites filles que l’on a surprises les doigts dans la confiture.
Mon bras fut alors saisi autoritairement par Mélinda, la seule célibataire.
– Ne voulez-vous pas vous promener avec moi sous la lune ?
Elle parlait d’une voix brune, rauque, épaisse, huilée, qui ne semblait pas sortir de sa bouche mais de son décolleté. D’ailleurs, tout en elle était décolleté ; le sien descendait en pointe jusqu’au nombril, une légère bande de tissu recouvrant le bout des seins en les moulant pour aller s’attacher à une ceinture en chaînettes dorées. Lorsqu’on s’adressait à Mélinda, on s’adressait à un décolleté, il était difficile de ne pas suivre le sens des flèches dessinées par la robe légère, impossible de ne pas aller des épaules aux seins, puis des seins jusqu’au bas-ventre. C’était irrésistible. D’autant que le périple était agréable car la peau de Mélinda, dorée et luisante, était agitée de soubresauts constants, comme si cette femme respirait, haletait par tout son corps.
Je parvins à remonter jusqu’à ses sourcils pour lui adresser un signe d’acquiescement. Elle baissa les paupières, esquissa un sourire avec les lèvres ; et me tira vers le jardin, loin des autres invités, nous enfonçant dans le dédale des bosquets.
Pendant les premiers mètres je vécus la situation avec douleur : cette femme s’attendait sans doute à ce que je lui débite des phrases sur les étoiles, la lune, l’amour, le destin, tout ce que récitent les mâles dans les films romantiques. Non seulement je ne voulais pas parler mais les idées avaient disparu de mon esprit : je n’étais qu’un œil gauche obsédé par le décolleté de Mélinda et la direction qu’il indiquait.
– À quoi pensez-vous ?
Je n’osai pas répondre.
Nous nous arrêtâmes sur un monticule désert, à l’abri des regards.
La lumière, rare, avait la couleur d’un poisson.
Mélinda se plaça devant moi. Mes yeux dégringolèrent dans le piège du décolleté sans que j’arrive à m’en extraire. Son visage me semblait plus haut que la lune.
– Je ne vous plais pas !
Le décolleté soupira. Voilà, c’était bien ma faute, je l’avais vexée. Cette femme se demandait pourquoi je ne la dévisageais pas.
– Je vous dégoûte !
La malheureuse haletait de plus en plus, ses seins se gonflaient et se dégonflaient sous l’effet de la peine que je lui infligeais.
Par un effort surhumain, je bloquai ma nuque et parvins à fixer ses prunelles quelques secondes. Je souris pour montrer que je n’avais pas de mauvaises intentions.
Sans que j’eusse eu le temps de rien voir venir, le décolleté se colla contre moi et deux lèvres se posèrent en ventouses sur les miennes. Ma langue fut aspirée. Je ne pus plus respirer.
– Allons dans ta chambre, dit-elle juste au moment où j’allais mourir d’étouffement.
Nous remontâmes le jardin jusqu’à mon appartement et chaque marche du chemin me fut un supplice. Lorsque Zeus-Peter Lama avait parlé au dîner de mon sonomégaphore, j’avais été le premier intéressé car, depuis des semaines, j’observais entre mes cuisses cette œuvre étrange en me demandant comment j’arriverais jamais à m’en servir ; l’état dans lequel l’avait mis le baiser de Mélinda ne me rassurait pas, j’éprouvais pour l’instant une gêne croissante qui handicapait mes déplacements.
Une fois allongée sur le lit, Mélinda aplanit les difficultés. Elle me déshabilla avec lenteur et passion. À chaque partie de moi découverte, elle poussait un cri d’admiration. J’y gagnais de la confiance. J’étais gonflé de mon importance. Mon sonomégaphore ne demandait qu’à être libéré de ses dernières entraves.
Lorsque Mélinda acheva de le démailloter, elle s’exclama :
– Incroyable !
Elle s’approcha, le contempla et le manipula avec légèreté.
– Une idée de génie !
Ses paupières et sa bouche en restèrent grandes ouvertes.
La suite n’appelle pas de commentaires sinon celui, général, que je me montrai brillant. La chose se fit et se refit. Mélinda émettait d’intenses cris de volupté et moi des grognements que je ne me connaissais pas. Quelqu’un passant devant notre fenêtre et se fiant aux seuls bruits aurait sans doute parié sur l’accouplement d’une chatte et d’un cochon.
Au troisième moment de repos, alors que nous reprenions notre souffle en fixant le plafond, Mélinda bondit à califourchon sur moi pour recommencer.
– Ah non, ça suffit ! Je n’en peux plus !
Les mots avaient jailli de ma bouche sans que je m’en rende compte.
Mélinda hurla de surprise, perdit l’équilibre et tomba hors du lit.
– T’es-tu fait mal ? demandai-je en l’aidant à se relever.
Elle me regarda avec effroi et poussa un cri de bête.
– Qu’y a-t-il, Mélinda ?
Elle courut au fond de la pièce et se réfugia derrière un fauteuil, épouvantée.
J’avançai vers elle.
– Ne bouge pas, fit-elle en tendant les mains en avant pour se protéger.
– Enfin, que se passe-t-il ? De quoi as-tu peur ?
Ses lèvres tremblaient tandis que ses yeux s’écarquillaient de fièvre.
– Tu parles ?
– Naturellement je parle.
– C’est horrible. Je ne le savais pas.
L’idée la choquait. Je ne comprenais pas comment une femme qui venait de se livrer avec indécence, nue, à toutes les extravagances, pouvait se formaliser que je parle. Elle se précipita sur ses vêtements et s’habilla en hâte.
– Tu pars ?
– Oui.
– Ce n’était pas bien ?
Elle me dévisagea sans me répondre. Elle s’étonnait trop d’avoir une conversation avec moi pour la poursuivre. J’insistai :
– Ce n’était pas bien ?
– Très bien, dit-elle, vite, comme à regret.
– Tu reviendras ?
À quatre pattes, elle préféra s’absorber dans la recherche de ses hautes et fines sandales.
– Ah les voici !
Preste, elle les enfila, comme si elle retrouvait par ce geste sa dignité perdue.
– Tu ne veux pas rester pour parler ?
– Ah non, tout de même, il y a des limites !
Et Mélinda claqua la porte.
Je m’endormis comme on tombe dans un gouffre. Fugacement je me réveillais, quelques secondes, le temps de passer d’une épaule sur l’autre, le temps de penser que j’avais connu le plus grand des accomplissements, rendre une femme heureuse, puis je sombrais de nouveau. Le matin me trouva ébloui, épanoui, repu.
Zeus-Peter Lama, assis sur le bord du lit, me regardait avec attention.
– J’aurais dû te couper la langue.
Ne songeant qu’à mon plaisir, je négligeai la remarque et contemplai le soleil.
– Mélinda a eu la peur de sa vie, insista-t-il.
– Elle a eu aussi la soirée de sa vie.
– C’est vrai, dit Zeus en souriant. Une fois remise, après quelques verres d’alcool et deux calmants, elle m’a confirmé les vertus du sonomégaphore.
Il me tapota le flanc comme on flatte un cheval.
– Je suis même certain qu’à l’heure qu’il est, elle téléphone à toutes ses copines pour leur raconter.
Il fronça les sourcils en constatant mon visage de mâle satisfait.
– Et tu es content de toi ?
– Un peu.
– Ne te rends-tu compte de rien ?
Furieux, il s’éjecta du lit et se mit à marcher avec rage.
– C’est moi qui ai rendu Mélinda heureuse hier soir, pas toi.
– Vous vous trompez.
– Pauvre crétin ! C’est mon invention, le sonomégaphore, qui l’a fait grimper au septième ciel.
– Vous exagérez…
– As-tu fait crier les femmes comme ça avant ? Ne mens pas. Peux-tu te persuader que Mélinda aurait passé ne serait-ce qu’une minute avec toi avant ? As-tu seulement connu des femmes avant ?
Je n’avais rien à répondre.
– Voilà ! C’est mon génie qui a enthousiasmé Mélinda hier soir. Moi et rien que moi.
– Tout de même, j’étais là et c’est bien moi qui…
– Non. Tu étais là et ce n’était pas toi. La preuve, quand tu es redevenu toi, elle s’est enfuie.
– Lorsque j’ai parlé ?
– Oui, malheureux ! Je t’avais pourtant bien dit de te taire. Dès que tu parles, il n’y a plus que toi et ta pensée. Ça, je ne peux pas le contrôler. Et ça n’a aucun intérêt. D’ailleurs, tu as vu ce que ça provoque.
Troublé, je me demandai si je devais continuer à me sentir heureux.
– Mélinda reviendra-t-elle ?
– Si tu te tais, oui.
– Je me tairai.
– Lève-toi et rejoins-moi. C’est bientôt l’heure de déjeuner.
Une fois Zeus parti, je paressai au lit car c’est le meilleur endroit où se remémorer les bons souvenirs. Puis j’entrepris ma toilette, ce qui m’occupait plus d’une heure depuis que Zeus avait introduit tant de complications dans mon corps.
Une fois séché, je me rendis à la penderie et, là, je crus soudain me trouver dans un de mes rêves : les rayons étaient vides, mes affaires avaient disparu. Tentant de me calmer, je refermai les portes, je ris, je me concentrai pour être certain, cette fois-ci, d’être réveillé puis je les rouvris : rien ! Plus un vêtement, plus un sous-vêtement ! Il ne me restait pas un bout d’étoffe à me mettre sur la peau.
Croyant à une erreur du service, je m’enveloppai d’un drap et me rendis à l’office.
– Vous avez oublié de me rapporter mon linge, dis-je aux repasseuses.
L’intendante en chef, le visage terne, gris et râpé à force de penser à la propreté, s’approcha.
– Monsieur Lama nous a dit que vous n’en porteriez plus.
– Pardon ?
– Et il nous a demandé de reprendre vos draps.
D’un geste sec, elle m’arracha l’étoffe. Les autres femmes éclatèrent d’un rire cruel. Je m’enfuis pour cacher ma nudité. Je courus jusqu’à ma chambre dont je trouvai la porte close.
La maison grouillant de domestiques, je décidai de me réfugier dans le jardin. Peut-être pourrais-je voler une serviette autour de la piscine ? Sitôt que je m’approchai, j’entendis des éclats de voix mêlés aux clapotements : les beautés s’y baignaient. Je bifurquai et me résolus à chercher refuge dans le labyrinthe de buis sombres.
Une fois que j’eus bien tourné et retourné entre les hautes murailles vertes, lorsque je fus certain de m’être perdu – n’est-ce pas le meilleur moyen de ne pas être retrouvé ? -, je me laissai aller à pleurer contre un banc de pierre. L’immensité végétale et son ombre silencieuse me protégeaient. Je pouvais pousser ma plainte. Zeus me considérait-il donc comme un animal ? Rien ne m’appartenait-il plus ? Ni mon sexe ? Ni mes désirs ? Ni ma pudeur ?
– Je suis logique, mon jeune ami, c’est toi qui ne l’es pas.
Comment avait-il deviné que j’étais là ? Il venait de s’asseoir à côté de moi, avec sa canne, ses bagues et, sous la moustache, son sourire couronné de pierres précieuses.
– Tu souffriras tant que tu persisteras à avoir des sentiments ou des opinions personnelles. Remets-t’en à moi et tout ira bien.
– Je ne veux pas vivre nu, dis-je, la voix étranglée par les larmes.
– D’abord, abandonne cette habitude de dire « je veux » ou « je ne veux pas ». Ta volonté n’a plus d’importance, elle doit se résorber en pure obéissance. C’est ma volonté, ma seule volonté, celle de ton créateur, qui compte. À quoi arrivais-tu lorsque tu disais « je veux » ? Tu voulais mourir ! Si je ne t’avais pas, moi, proposé autre chose, tu servirais de nourriture aux poissons et tu ne serais pas célèbre dans le monde entier. Fais-moi confiance.
– Tout de même, vivre nu dans la maison et dans le parc. Même un chien aurait droit à un collier.
– On met un collier au chien pour le distinguer des autres et pour l’identifier. Toi, tu portes tout entier ma signature.
– Moins qu’une bête…
– Mille fois plus : une œuvre… Crois-tu qu’on pose un cache-sexe aux statues de Praxitèle ? Accroche-t-on un string au David de Michel-Ange ?
L’argument me toucha : je n’avais pas envisagé ma situation sous cet angle. Zeus, sentant qu’il avait visé juste, continua avec une chaleureuse indignation :
– Crois-tu que j’aie honte de ma création ? Crois-tu que je veuille cacher une imperfection ? Tout est parfait en toi et je veux tout montrer.
J’étais flatté. L’enthousiasme de Zeus m’indiquait que, tout à l’heure, j’avais mal interprété le vol de mes vêtements.
– Vu comme ça…, dis-je, pensif.
– Mon jeune ami, une seule chose te ferait du bien : cesser de penser.
– Vous estimez que je n’en suis pas capable ?
– J’estime surtout que c’est inutile.
Il se leva et me fit signe de le suivre à travers les couloirs du labyrinthe qu’il avait conçu.
– De quoi souffrais-tu lorsque je t’ai rencontré ? D’avoir une conscience. Pour te guérir, je t’ai proposé de devenir un objet. Deviens-le complètement. Obéis-moi en tout. Abolis-toi. Ma pensée doit se substituer à la tienne.
– En somme, vous voulez que je devienne votre esclave ?
– Non, malheureux ! Esclave, c’est encore trop ! Esclave, ça a une conscience ! Esclave, ça veut se libérer ! Non, je veux que tu deviennes moins qu’un esclave. Notre société est organisée de telle sorte qu’il vaut mieux être une chose qu’une conscience. Je veux que tu deviennes ma chose. Alors tu seras enfin heureux ! Tu t’évanouiras dans une complète félicité.
– Je me demande si vous n’avez pas raison…
– J’ai toujours raison.
Sortis du labyrinthe, nous nous dirigeâmes vers la terrasse en continuant à parler. Nous croisions beaucoup de domestiques et, sans m’en rendre compte, je m’habituais à être nu. « Accroche-t-on un string au David de Michel-Ange ? » me répétais-je lorsque je sentais de la gêne chez ceux que nous croisions.
– Je suis très fier de toi, me dit Zeus.
J’en éprouvai une telle joie que j’en conclus qu’il détenait la vérité définitive. Désormais, je préférerais ses pensées aux miennes, cela me simplifierait la vie.
Nous redescendîmes dans le jardin pour aller vers la piscine où s’ébrouaient encore les beautés. Je m’arrêtai soudain.
– Oh, oh, s’exclama Zeus, que se passe-t-il ?
– Je crains d’avoir des opinions personnelles.
– Adam !
– Pour les beautés… c’est… animal… c’est… un réflexe…
Zeus-Peter Lama considéra mon opinion réflexe en se grattant la tête.
– Je n’avais pas pensé à ça.
La situation empirait et nous l’observions ensemble.
– Excusez-moi.
– Bien sûr…
– Vous comprenez, le David de Michel-Ange n’a pas de string mais il faut se rappeler qu’il ne voit rien et qu’il n’entend rien non plus. Il peut rester de marbre.
– Oui, oui ! C’est très contrariant. Rentrons dans votre chambre.
– Vous me vouvoyez ?
– Suis-moi.
Une fois enfermés dans ma pièce blanche aux meubles blancs, Zeus et moi passâmes un accord : dès le lendemain, je me promènerais nu aussi souvent que possible et je poserais nu pour des photos, tout en gardant le droit de porter un short si j’en sentais le besoin.
– Il faudra cependant que j’en parle au docteur Fichet, décida Zeus.
Mélinda revint coucher avec moi à la condition que je ne parlerais pas. La rencontre fut un peu froide au début, chacun évitant les yeux de l’autre ; nous étions obligés de nous concentrer sur les détails. Il y avait quelque chose de laborieux, de médical à détacher ainsi les seins, les reins, la bouche de l’ensemble Mélinda. J’avais l’impression de faire l’amour avec les pièces d’un puzzle. Puis, de façon mécanique, l’échauffement produisit ses effets, Mélinda commença à s’agiter et à gémir. Elle eut plusieurs orgasmes et moi aussi. En apparence tout fonctionna bien sinon que, lorsqu’elle me quitta, j’eus le sentiment d’avoir été pris pour un ouvre-boîte.
Une tristesse compacte me plomba les épaules. J’avais prétendu m’amuser alors qu’en vérité, j’avais éprouvé une longue et violente humiliation. Ce soir-là, pour la première fois, j’allai à l’office pour, à l’insu de tous, dérober de l’alcool. Je sifflai deux bouteilles de whisky dans la nuit.
Les photographies d’Adam bis entièrement nu parurent dans les journaux.
« Voilà ma vérité… » me disais-je en étalant les revues sur le sol de ma chambre.
– Quel succès ! s’exclama mon Bienfaiteur. Je suis très fier.
Il remarqua mon manque de conviction.
– Tu ne t’aimes pas en Adam bis ?
– Je ne sais pas.
– Mon jeune ami, chacun de nous a trois existences. Une existence de chose : nous sommes un corps. Une existence d’esprit : nous sommes une conscience. Et une existence de discours : nous sommes ce dont les autres parlent. La première existence, celle du corps, ne nous doit rien, nous ne choisissons ni d’être petit ou bossu, ni de grandir ni de vieillir, pas plus de naître que de mourir. La deuxième existence, celle de la conscience, se montre très décevante à son tour : nous ne pouvons prendre conscience que de ce qui est, de ce que nous sommes, autant dire que la conscience n’est qu’un pinceau gluant docile qui colle à la réalité. Seule la troisième existence nous permet d’intervenir dans notre destin, elle nous offre un théâtre, une scène, un public ; nous provoquons, démentons, créons, manipulons les perceptions des autres ; pour peu que nous soyons doués, ce qu’ils disent dépend de nous. Prends ton cas, par exemple. Ta première existence fut un fait insipide, la deuxième un désastre car la saisie lucide de cette insipidité ; la troisième allait donc dans le mur puisque tu ne pouvais faire parler de toi en étant transparent et conscient de l’être. Je viens de t’offrir trois nouvelles existences. Nouveau corps. Nouvelle conscience. Nouveau discours. Tu as déjà eu six vies ! Pour t’apaiser, sache que ton avis n’a pas d’importance : c’est la troisième existence qui compte et l’on parle sans cesse de toi. Grâce à moi, tu es devenu un phénomène. Contente-toi d’en avoir la connaissance, épargne-toi de porter des jugements.
Dès que Zeus-Peter Lama se tenait auprès de moi, je jouissais de me voir reproduit ainsi à l’infini, je me trouvais original, insensé, bizarre, unique, célèbre. Sitôt qu’il me laissait seul, les doutes fissuraient ma joie : n’étais-je pas devenu un monstre ? Que me restait-il d’humain ? Si je n’étais pas moi-même Adam bis, si j’étais resté celui d’avant, ne ressentirais-je pas de l’horreur devant ces clichés ? Pis même, de la pitié ?
Tous les jours je volais des bouteilles d’alcool, j’enterrais les vides, et il me fallait des quantités toujours plus importantes pour m’empêcher de penser.
Mélinda ne venait plus mais m’envoyait des amies à elle. Je ne les appréciais que la première fois, lorsque je pouvais prendre leur curiosité pour de l’intérêt ; dès la deuxième, cela devenait un pensum fétichiste et je m’ennuyais avec détresse.
– Tes traits changent, me dit mon Bienfaiteur, je ne comprends pas. Tu es comme… bouffi. Et ton corps s’alourdit.
– Pourtant je mange très peu à table. Vous en êtes témoin.
– Oui, c’est incompréhensible. Peut-être une conséquence de tes opérations… Le rubicond docteur Fichet déboula un jour dans ma chambre en brandissant des analyses.
– Il boit, affirma-t-il.
– Ne soyez pas ridicule. Il ne boit pas plus que moi. Quelques coupes de champagne par jour. C’est moi-même qui les lui donne. L’alcoolisme mondain n’a jamais fait grossir personne. Pas dans nos milieux.
– Je vous dis qu’il boit.
– Trouvez mieux, Fichet !
– Pardon ?
– Vous essayez de me cacher quelque chose, une conséquence post-opératoire, une erreur, un problème, je ne sais quoi…
– Moi ? Une erreur ? Je ne commets pas d’erreurs. Pas une seule plainte en vingt ans de carrière.
– Normal, vous découpez des macchabées. Les cadavres ne font pas de procès.
– Je faisais allusion à mes supérieurs. Ils ont toujours apprécié mes rapports.
– Je sais, de la pure poésie. Il n’empêche que vous essayez de m’embrouiller, Fichet, et que je pourrais très bien interrompre mes virements d’argent. Adam bis ne boit pas !
– Consultez son bilan sanguin. Je m’y connais en globules. Ce… cette sculpture… ce garçon… cette chose… a un vice. Il sirote en cachette. Il n’y a pas d’autre explication.
– En êtes-vous certain ?
Ne supportant pas d’être contredit – normal, après vingt ans de morgue -, le docteur Fichet ferma sa valise d’un coup sec et quitta la pièce.
Zeus-Peter Lama le suivit en le suppliant de rester. J’entendis les deux voix se disputer dans le couloir.
Curieuse scène. Il m’aurait paru logique que Zeus, pour savoir la vérité, m’interrogeât, me fît confirmer l’hypothèse de Fichet et enfin me demandât pourquoi j’avais pris cette mauvaise habitude. J’aurais été soulagé de tout avouer, de me confesser, de m’expliquer, de demander de l’aide. Au lieu de cela, la discussion se poursuivait sans moi.
J’ouvris la porte et criai plus fort qu’eux :
– C’est vrai. Je bois.
Les deux hommes s’interrompirent et me toisèrent avec fureur. « De quoi se mêle-t-il ? » furent leurs premières pensées. Puis le docteur Fichet se saisit de ma réponse et triompha :
– Ah, vous voyez !
Zeus se mit à balbutier :
– C’est impossible. Où se procurerait-il l’alcool ?
– Vous n’avez qu’à mieux le surveiller.
– Il ne bouge pas d’ici et il n’a pas d’argent.
– Peut-être des complicités…
– Dans mon personnel ? Non.
– Pourtant…
– Je vole les bouteilles moi-même toutes les nuits à l’office, dis-je avec force.
Là encore, j’eus l’impression de briser le cours de leurs pensées.
– L’heure est grave, s’exclama Zeus. Allons dans sa chambre.
Là, le docteur Fichet me fit allonger. Je commençai à parler de mes états d’âme, de mes incertitudes, de mes peurs, de mes émotions. Je ne pouvais plus m’arrêter. Les mots venaient, faciles, dociles, aptes à épouser les moindres nuances de ma pensée. Me préciser, me définir, m’exprimer ainsi me donnait de l’ivresse.
Assis au bord du lit, veillant le malade, Zeus et Fichet m’écoutaient avec accablement. Au bout d’une heure, Zeus-Peter Lama attrapa Fichet par le bras.
– C’est insupportable. Il faut faire quelque chose.
– Je vais lui administrer un calmant.
– Non, je me sens déjà mieux, dis-je. J’ai juste encore besoin de parler.
Négligeant mon objection, le docteur Fichet sortit une seringue de vétérinaire et me piqua. Une onde de bien-être passa dans mon corps. Je me tus. Je flottais. Je fermai les yeux pour gagner plus de confort. Je ne dormais pas mais, tel un bouchon ballotté par une vague, je m’approchais et m’éloignais de la conversation que tenaient Zeus et le docteur Fichet.
– Vous voyez, Fichet, vous n’avez pas voulu me croire : on aurait dû le lobotomiser. Il fallait lui racler le cerveau, le déshumaniser au maximum. Réduit à l’état végétatif d’un légume, il nous aurait foutu la paix. Un légume n’a ni pensée ni vice !
– Le vice est une preuve d’humanité.
– Alors pourquoi m’avez-vous retenu, ce soir-là ?
– Parce qu’il me semblait dangereux, vu la récupération et la rééducation importantes qu’il devait affronter, d’attaquer ses méninges. Sa volonté de réussir lui a permis de se rétablir très vite. Décérébré, il n’aurait jamais tenu debout pour son inauguration. Peut-être même pas survécu.
– Quoi qu’il en soit, lobotomisons-le aujourd’hui.
– Vous savez bien qu’on ne peut plus risquer d’opérations avant quelques mois.
– Ce crétin va tout me bousiller avec ses états d’âme. Remarquez comme il s’est déjà déformé avec l’alcool. Il détruit mon œuvre. Malgré ce que j’ai accompli pour lui, il a des sautes d’humeur insupportables : soit il est triste, soit il est priapique.
– La tristesse est une autre preuve d’humanité.
– L’exposition de Tokyo aura bientôt lieu. J’ai besoin qu’il soit en forme.
– Je peux le mettre sous camisole chimique.
– Qu’est-ce ?
– Un mélange savant de calmants et d’euphorisants. Bien dosé, cela vous transforme en imbécile heureux.
– Parfait. Pourquoi ne me l’avez-vous pas proposé plus tôt ?
– Parce que ça ne dure qu’un temps… Le cerveau s’y habitue et finit par en détourner les effets. On redevient malheureux.
– En tout cas, ça nous fera gagner du temps.
– Ce qu’il faudrait, c’est lui enlever l’âme.
– L’âme ? Vous parlez comme un curé, Fichet ! Parce que ça existe, selon vous, l’âme ?
– Hélas. C’est une blessure qui saigne toujours et ne guérit jamais. On ne la supprime qu’avec la vie.
Entendis-je vraiment ? Cette conversation se produisit-elle dans la réalité ou ne fut-elle qu’un cauchemar que je m’étais infligé ?
Au réveil, des lambeaux de phrases me traversaient l’esprit et accentuaient, par pointes douloureuses, l’angoisse diffuse qui se trouvait déjà en moi. Je décidai alors que la discussion de Fichet avec Zeus-Peter Lama n’avait jamais eu lieu, que mon imagination morbide l’avait fantasmée. D’ailleurs, la conscience peut-elle se frayer un chemin à travers les épaisses fumées d’un somnifère puissant ? Avais-je les capacités physiques d’écouter ce qui se passait à mon chevet ? Non. J’étais devenu mon pire ennemi. Si je voulais poursuivre ma vie d’Adam bis, il fallait, non pas que je me débarrasse d’un complot, mais que je me guérisse de mes craintes.
Lorsque Zeus-Peter Lama vint me voir, je l’accueillis donc avec affabilité.
– Bonjour, mon Bienfaiteur.
– Bonjour, Adam, comment te sens-tu ?
– Très en forme.
– C’est bien. Il le faut. Je te veux en pleine santé pour l’exposition de Tokyo.
– Tokyo ?
– Je t’expliquerai.
Le nom japonais roula avec affolement dans mon crâne : n’était-ce pas ce dont j’avais entendu parler dans mon rêve ?
Zeus-Peter Lama m’ouvrit la main et y déposa des gélules.
– Tiens. Pour que tu sois au meilleur de toi-même, je te conseille d’avaler ces vitamines.
– Des vitamines ?
– Pourquoi répètes-tu tous les mots que je prononce ? Tu joues à l’écho ? Ingurgite-les avec un verre d’eau.
Je ne bougeai pas. Ainsi, j’avais bien entendu cette nuit…
– Qu’attends-tu ?
Zeus-Peter Lama, habitué à être obéi rapidement, tapait du pied.
Pour me débarrasser de lui, je fis semblant d’absorber les pilules. Il fut tenté d’attendre pour en vérifier les effets puis, comme je ne réagissais pas encore, il s’éloigna en grognant qu’il repasserait.
Qu’allais-je faire ? Fuguer fut mon premier réflexe. Or nous habitions sur une île, j’étais universellement connu, et l’on me signalerait aussitôt à Zeus-Peter Lama. Mieux valait prendre le temps de réfléchir en laissant croire, par ma bonne humeur, que « la camisole chimique » me tenait tranquille.
Je me ruai vers le jardin dans un besoin sauvage d’évasion, de solitude immédiate, absolue. Je longeai les murs. Si je ne pouvais pas fuir, je devais au moins m’autoriser une escapade. À force de tâtonner derrière les buissons, je finis par trouver une porte condamnée par des verrous. Je les fis sauter, franchis le seuil et me retrouvai, libre, sur une route déserte.
Par désœuvrement et facilité, je suivis le chemin. Je ne voulais ni me perdre ni m’enfuir. Je me contentai d’emprunter un trajet simple que je pusse reprendre en sens inverse.
Le sentier serpenta à travers la garrigue, puis la végétation cessa soudain pour céder la place à une plage à marée basse qui s’étendait à perte de vue, une grève de sable beige, craquant, incroyablement fin, où un groupe de silhouettes accrocha mes yeux.
Je marchai vers ces formes qui se découpaient au loin.
Le chevalet était posé sur la plage, maintenu par des ficelles qui s’ancraient à de lourdes pierres.
Devant le chevalet, un homme et une femme. Lui assis. Elle debout. Ils regardaient le monde – ciel, mer, nuages, oiseaux – à travers la fenêtre du tableau. Inconscients de constituer eux-mêmes un tableau par la noblesse de leur attitude, attentifs, immobiles, elle se tenant derrière lui en appuyant ses mains sur ses épaules, ils fixaient le carré de toile dans lequel l’univers tout entier accourait pour se figer et s’organiser. Ils semblaient attendre devant le cadre que le tableau se fît.
Je m’approchai.
Ils ne m’entendirent pas venir.
Je me plantai derrière eux pour, à leur insu, profiter de la vue.
Le chevalet était devenu un véritable balcon donnant sur l’univers. L’homme y avait étalé du blanc et il le marbrait avec du gris pâle. Je levai la tête, respirai à pleins poumons et je compris qu’il peignait l’air.
– Un peu de mercure.
La femme étala une substance argentée sur la palette, l’homme la prit avec un fin pinceau et l’ajouta au tableau par de tendres coups.
– Donne-moi du sable.
La femme ramassa une poignée de sable, l’homme l’introduisit dans une vessie de tissu, il souffla par une paille et pulvérisa les cristaux de quartz sur la toile.
– Maintenant, il faut repeindre par-dessus.
C’est alors que la femme se pencha et m’aperçut.
– Nous avons un visiteur, papa.
Il y a des êtres qui, de dos, nous promettent un secret. Leur nuque, leurs reins, leurs omoplates ont tellement de présence qu’ils nous remplissent d’appréhension. Lorsqu’ils se retournent, ils nous font vivre un coup de théâtre, avec ses risques : risque que nous soyons enthousiasmés, risque que nous soyons déçus. Elle tourna vers moi un visage qui m’éblouit, d’un blanc miraculeux, d’un blanc arraché au danger du rose ou du beige, d’un blanc fragile et insoutenable, d’un blanc qui n’était pas seulement une couleur mais une consistance, douce, souple, aérienne, poudrée. Elle avait un sourcil qui s’arrondissait plus haut que l’autre, comme si l’un s’interrogeait tandis que l’autre riait. Ses épaules, son buste, sa taille, tout cela coulait avec autant de naturel que ses longs cheveux rouges. L’étrange silhouette… La précision des traits la rendait forte alors que son allure était objectivement fine, gracile.
J’avançais avec difficulté, en partie parce que je m’enfonçais dans l’épaisseur soyeuse du sable à la pesée des talons, en partie parce que je me dandinais de gêne.
Elle me sourit. Il y avait quelque chose de crâne, d’insolent, à être aussi rousse.
– Excusez-moi, dis-je. Je n’ai pas pu résister. Il a fallu que je vienne voir dans votre lucarne.
– Vous avez raison, jeune homme, dit le vieillard en pivotant vers moi.
Il s’éclaira en me tendant la main et ses rides disparurent dans le sourire pour reformer le visage d’un jeune homme aux traits délicats, au nez élégant ; quand il souriait, on doutait même que ses cheveux fussent gris, on se disait qu’ils étaient blonds. Ses yeux transparents, bleus, avec des reflets de bronze, faisaient penser à des lentilles de verre colorées.
– Carlos Hannibal, fit-il.
Je serrai une paume sèche et noueuse qui, elle, avouait son âge par sa fragilité. Il désigna la jeune femme.
– Et voici Fiona, ma fille.
Fiona, sans me tendre la main, se contenta de me dévisager avec intérêt en semblant attendre quelque chose de moi.
– Je m’appelle… Adam.
Elle approuva de la tête. Ses cheveux me fascinaient tant ils étaient forts, libres, fauve.
– Est-ce que je peux… rester… un peu… vous regarder travailler ?
– Autant que vous voulez, Adam, mais vous comprendrez bien que nous ne parlerons pas. Fiona, donne-moi du jaune tournesol.
Fiona versa une noisette d’huile sur la palette buis, me considérant, elle désigna un objet à côté des besaces d’un cuir fatigué.
– Il y a un fauteuil de toile. Prenez-le.
Je voulus minauder, refuser le siège pour le lui proposer, céder aux habituelles galanteries qui compliquent les relations des hommes et des femmes quand je saisis avec clarté qu’il ne fallait pas discuter. Fiona me fixait en attendant que j’aie exécuté son ordre. Je dépliai donc l’objet qui s’enfonça dans le sable sous mon poids.
Les doigts de Carlos Hannibal semblaient des libellules qui voletaient sur la toile ; fins, tortueux, ils s’agitaient vivement et déposaient, par le gras de la phalange ou par l’angle dur de l’ongle, les pigments jaunes selon un mouvement qui semblait devoir tout au hasard et qui se révéla, quelque temps après, très concerté.
Je passai l’après-midi entier derrière Hannibal et sa fille. À chaque initiative du peintre, je craignais qu’il n’abîmât ce qu’il avait déjà réussi ; à l’issue de chaque geste, je comprenais ce qu’il venait d’accomplir. J’avais l’impression d’apprendre quelque chose de fondamental et d’énorme. Mais quoi ? Je n’arrivais pas à le définir. Qu’apprenais-je ? À peindre ? Non, je ne voulais pas peindre. À saisir comment travaillait ce Carlos Hannibal ? J’ignorais son existence quelques heures auparavant et je ne voulais pas devenir critique d’art. À observer ? Il ne peignait pourtant rien de ce qui est visible. Il peignait l’air. Un air précis, celui du matin même, entre la mer illimitée et le ciel illimité. Si je quittais son cadre, je ne voyais plus qu’avec mes yeux, j’inventoriais des éléments connus, répertoriés, l’ordinaire d’un bord de mer, la plage à marée basse, les rochers endormis, les oiseaux profitant du retrait des eaux pour chasser à même le sol, l’éther éblouissant. Mais, dans son cadre, l’invisible surgissait. J’y voyais ce qui avait été et n’était déjà plus, un moment du temps, cet air-là de dix heures du matin, cet air que je respirais à narines larges sous un soleil d’acier, cet air qui avait changé, qui n’existait plus, cet air qui appartenait alors à un monde minéral, sable et rocher, relevé ça et là par le piment des corruptions cruelles, poissons séchés et algues abandonnées, un air d’après l’aube, un air peu assuré, cet air sec, vif, azuréen, froid dans son fond, un air du Nord qui, maintenant, s’était alourdi d’une journée, épaissi, chauffé de la touffeur des siestes.
Protégé par Hannibal et sa fille à la proue, j’étais la sentinelle du monde. Je ressentais une émotion longue, bouleversante, violente, entre la stupeur et l’émerveillement : j’éprouvais le bonheur d’exister. La joie simple d’être au milieu d’un monde si beau. N’être pas grand-chose et beaucoup à la fois : une fenêtre ouverte sur l’univers qui me dépasse, le cadre dans lequel l’espace devient un tableau, une goutte dans un océan, une goutte lucide qui se rend compte qu’elle existe et que, par elle, l’océan existe. Minuscule et grande. Intense et misérable.
À six heures, le ciel se mit à courir, il devint un ciel hostile, un ciel qui demande à rentrer vite chez soi. Les vagues reprirent leur fracas et je me rendis compte que, depuis l’après-midi, je n’avais pas entendu la mer.
– Papa, nous allons retourner à la maison, dit Fiona.
– Avez-vous fini, monsieur Hannibal ?
– Presque. Je finirai avec mes souvenirs. Qu’en penses-tu, mon petit Adam ?
– J’ai passé le plus beau jour de ma vie. Et je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez peindre l’invisible.
– Cela seul mérite qu’on s’y attarde. L’invisible et l’infini. Pourquoi peindre des objets qui ont un contour ?
– De quelle façon vous y prenez-vous pour réussir quelque chose de limpide avec de la matière opaque ? demandai-je en fixant le tableau.
– Il faut du bruit pour entendre le silence.
Fiona me réclama le fauteuil et rangea les instruments de son père. Il me regardait avec sympathie.
– Revenez quand vous voulez, jeune homme. Vous êtes une présence très agréable car très attentive. N’est-ce pas, Fiona ?
– Vous ne nous avez pas gênés.
– Et puis vous avez une très jolie voix. N’est-ce pas, Fiona ?
– Et des yeux très intéressants, aussi.
Sur ce, ils s’éloignèrent, Fiona soutenant le vieillard qui marchait avec difficulté.
Je demeurai bouleversé. Mes yeux, ma voix, mon enthousiasme : ils n’avaient aimé que ce qui était à moi. Ils avaient négligé tout le travail de Zeus-Peter Lama. Comment était-ce possible ?